Barbie: son histoire secrète
par Anne Barrowclough
“J’aime votre nez”, me dit Rolf Hausser en entamant son omelette aux pommes de terres après une gorgée de bière. “Il est exactement comme celui de ma Lilli”.
L’épouse de Rolf lui sourit avec tendresse. Elle sait, tout comme moi, que cette remarque affectueuse ne s’adresse pas à elle mais à une autre Lilli, qu’il a rendu célèbre il y a 45 ans.
Barbie, la blonde aux courbes galbées, chérie des petites filles de part le monde, est devenue une icône américaine de la féminité. Quelque part entre l’enfant et la femme, elle exprime l’essence même de la jeune fille américaine simple, la parfaite voisine d’à coté. C’est aussi un jouet qui a atteint une longévité remarquable, de fait ses 40 ans ont été fêtés cette année aux quatre coins du monde.
Mais dans un petit village bavarois, cet anniversaire n’a pas été célébré, au contraire il n’a suscité qu’amertume et regrets. Chez les Hausser, Rolf et Lilli ont passé sous silence cette célébration concertée. Au lieu de cela ils se sont rappellés l’un l’autre, comme ils l’ont fait si souvent au cours des quatre dernières décades, de quelle manière ils ont été maltraités par l’histoire - ou pour être plus précis, par l’histoire secrète de Barbie.
Comme de nombreuses stars, Barbie n’est pas tout à fait ce qu’elle paraît. Non seulement elle est plus âgée que son âge officiel, mais en plus elle n’est même pas américaine mais allemande.
En fait, le vrai nom de Barbie est Lilli. Elle a 45 ans et non 40, elle est née dans un petit village de l’Allemagne d’après-guerre, près de Nuremberg. Mais au lieu de faire sa fortune lorsque sa poupée fut adoptée dans le monde entier, Rolf Hausser, le fabriquant de jouets qui l’avait inventée, a perdu tout ce qu’il possédait.
L’histoire secrète de la poupée Barbie est celle du bras de fer de l’Amérique du business contre l’Allemagne de l’après-guerre, de la naïveté provinciale face au rouleau compresseur d’une grosse compagnie déterminée. Mais plus que tout, c’est l’histoire d’une tragédie: celle d’un vieil homme aigri qui ne peut pas se libérer d’évènements remontant à plus de quarante années; un homme qui a été éliminé de l’histoire de Barbie si totalement que seul un nombre infime de personnes savent aujourd’hui qu’il est le véritable créateur de la poupée Barbie.
On pourrait penser que Rolf Hausser, à 90 ans, devrait se libérer de sa colère et opter pour une sérénité plus appropriée à son grand âge. Mais il devient vite évident que Barbie est sa véritable obsession, le carburant même qui, seul peut-être, continue à lui donner de l’énergie.
Droit comme un if, avec cravate et pochette assortie, il en impose toujours malgré les années. Son épouse, chic, élégante et charmante, pose une main caressante sur son cou alors qu’il s’installe sur le sofa blanc. Si son épouse Lili n’avait pas été financièrement à l’abri - elle a hérité de ses parents, qui eux-aussi étaient fabricants de jouets- ce couple vivrait probablement dans le dénuement. De fait, leur maison est la plus vaste de toutes celles de la rue, meublée de façon cossue et entourée d’une belle et vaste surface.
Mais Rolf vit avec amertume le fait d’avoir dû dépendre de l’argent de sa femme pendant des dizaines d’années, et encore plus celui que sa participation dans l’histoire de Barbie a été totalement niée depuis quarante années. “Je me suis tu pendant toutes ces années” commence-t’il, “mais maintenant je pense qu’il est temps que les gens sachent à quel point on a abusé de moi.”
Ce fut en 1952 que Lilli vit le jour pour la première fois sous la forme d’un personnage de bandes dessinées pour le quotidien Bild Zeitung. Le dessinateur Reinhold Beuthin avait reçu de son éditeur la demande de dessiner quelque chose - n’importe quoi- pour remplir un espace laissé par un sujet qui venait de sauter. Beuthin dessina un bébé joufflu mais s’entendit répliquer: ”Les lecteurs n’ont pas envie de voir des images de bébés joufflus”.
Sexy, jeune, fraîche et innocente
Hausser était une personnalité importante dans sa ville natale de Neustadt. Son père, Otto, un musicien contrarié, avait commencé à faire des jouets en 1912 après que son père lui eût interdit de s’engager dans une carrière musicale et qu'il devait reprendre l’entreprise de construction familiale. Fabriquer des jouets fut le compromis d’Otto entre le commerce et l’art, et il alla même jusqu’à inventer l’Elastolène, un matériau qui fut utilisé ensuite par tous les fabricants de figurines, tels que les petits soldats, pendant les années 1940 et 1950.
Otto et son frère Max fondèrent leur propre compagnie O&M Hausser, qui devint l’une des plus réputées d’Allemagne. Quand Rolf et son frère Kurt reprirent l’affaire, ils la dévelopèrent tant et si bien qu’ils finirent par être propriétaires de trois usines, toutes dédiées à la fabrication de modèles réduits de trains, d’animaux de ferme et de soldats. Dans le catalogue des années 1940 que Rolf me montre fièrement, on peut y voir de fiers dragons à la parade et même des figurines Adolf Hitler.
Rolf, qui connaissait très bien Lilli, fut tout de suite fasciné par l’idée de faire une poupée avec un corps adulte et il mit son dessinateur en chef, Max Weissbrodt, à la tache. Quand Beuthin vit la première mouture de la poupée, il dit au fabriquant de jouets: “ Vous êtes la seule personne à avoir réussi à donner forme à mes idées.” Lorsqu’il ouvrit la porte de son bureau et que ses deux enfants, à qui on avait promis une “surprise”, s’exclamèrent avec joie “C’est notre Lilli”, les hommes surent qu’ils venaient de créer quelque chose de spécial.
La poupée Lilli fut lancée le 12 aout 1955 et connut instantanément un énorme succès. A la différence de toutes les autres poupées de l’époque, elle ne représentait pas un bébé ou un enfant mais une jeune femme moderne, totalement adulte. Et - chose révolutionnaire en terme de poupées- elle avait des jambes articulées qui lui donnaient l’air de marcher, à la différence des poupées conventionnelles aux articulations rigides. Elle devint célèbre dans toute l’Europe de l’est, mais fut également vendue en Amérique et en Grande Bretagne, quoique en quantités bien moindres.
“Lilli reflétait son époque. Elle était sexy jeune, fraîche et innocente,” ajoute Rolf Hausser. “Elle était indépendante mais, et ceci est un détail des plus importants, personne ne pouvait dire qu’elle n’était pas vierge.”
Au cours des semaines qui suivirent, les commandes furent telles que O&M Hausser ne put les assurer toutes. Lilli avait 100 tenues différentes, toutes faites par Martha Maar, la belle-mère de Rolf qui possédait sa propre affaire de fabrication de vêtements de poupées, MMM. Lilli avait des tenues de plage, de ski, et des robes du soir. Elle avait aussi des mini jupes bien avant que la mode n’en fût lancée.
Les commandes affluaient de l’Europe entière - de nombreuses d’entre elles émanaient de femmes riches qui voulaient des poupées Lilli personnalisées. Rolf se souvient toujours de cette femme qui avait voulu - et qui obtint - une Lilli en vison, pour laquelle elle paya des milliers de marks.
Lilli part aux USA et devient Barbie
Tout en parlant, Rolf est fréquemment assailli de souvenirs. Il se lève et ramène d’un meuble le premier moule de Lilli - même ses cils sont sculptés avec détail. Ou bien il aligne soigneusement une rangée de soldats et d’indiens entre nous sur la table. Une autre fois, il interrompt notre conversation pour aller saisir le violon de 80 ans d’âge que son père a fabriqué de ses propres mains et en sort une mélodie envoutante, les yeux clos, l’esprit totalement ailleurs. Et pourtant, il lui reste encore tant à dire! Après tout, il a gardé tout cela pour lui pendant plus de 40 ans et il veut s’assurer qu’aucun détail ne manque. Il insiste pour que je précise bien les moindres détails, comme ceux du cou et des jambes de Lilli, comment ils ont été réalisés dans une matière flexible, et comment il s’était particulièrement attaché à ce que la poupée ne pût jamais se retrouver hirsute ( il dessine à cet effet ,sur un dessous de verre au déjeuner, les croquis du concept de la chevelure)
Mais plus que tout évidement il veut parler de ce qui est arrivé lorsqu’une femme nommée Ruth Handler vit sa poupée dans une vitrine de magasin à Lucerne, où elle se trouvait en vacances en compagnie de son mari Eliot, sa fille Barbara et son fils Ken, en 1956.
Ruth and Elliot Handler étaient les directeurs de Mattel, une grande société fabriquant des jouets aux Etats Unis. Quand Barbara, alors âgée de 15 ans, montra du doigt la poupée Lilli dans la vitrine, habillée en tenue de ski et sur une balancoire, Madame Handler fut intriguée. Elle n’avait jamais vu auparavant une poupée ayant un corps d’adulte et comprit aussitôt son potentiel pour le marché américain. Elle acheta une poupée et l’emporta chez elle dans sa valise.
De retour aux USA, Madame Handler envoya deux de ses employés au Japon afin de trouver un fabriquant qui pourrait fabriquer une poupée similaire. Dès 1959, la poupée était mise au point et se trouvait déja en vente en Amérique, renommée Barbie, diminutif du prénom de la fille de Ruth.