«Dans ma poche, mon crochet est plus léger qu’un marteau»
L’exposition qui se tient en ce moment à la galerie delémontaine s’est faite en collaboration avec BillyBoy* & Lala, qui exposent simultanément à quelques pas de là, à l’ARTsenal. Le visiteur retrouvera chez le designer italien la créativité effervescente et la fraîcheur du duo artsenalien. Le seuil de la galerie franchi, le caveau longitudinal nu et silencieux apparaît a priori plus proche de l’austère introspection que de l’effervescence qui caractérise les travaux de l’artiste transalpin. Le meilleur reste à venir.
Scène alternative
Aldo Lanzini De Agostini D’Aviance est né à Sondrio en 1968. Après s’être formé à l’Académie des beaux-arts de Brera, il s’est spécialisé dans le multimédia, obtenant un master à l’Académie royale d’Amsterdan. Ses Illegal Aliens, personnages-poupées en combinaisons de feutre effiloché - allusion à l’immigration clandestine - l’ont fait reconnaître par les grands magazines de mode et d’art décoratif. Ses travaux au crochet tiennent de la virtuosité improvisatrice. Ils passent de petits animaux à des masques, cagoules, manteaux, tous aussi improbables les uns que les autres. Durant ses dix années new-yorkaises, Lanzini s’est distingué comme styliste et costumier de personnalités de la scène underground. A l’occasion de la dernière nuit des musées, il a participé, accompagné d’autres stylistes italiens, à la création de Family Dress, un costume destiné à être porté par vingt et une personnes. Disposé dans la nef du vénérable Musée des Arts décoratifs de Paris, le vêtement géant invitait les visiteurs à y prendre place. Ambiance joyeusement décalée sur fond musical électroacoustique. Plus sagement, la cave delémontaine expose une trentaine de surprenants autoportraits qui dévoilent plus les cagoules déjantées du poseur que son visage dont parfois seulement un oeil échappe au maquis redondant et colorié de parures débordantes d’inventivité. Puisant son inspiration tant dans les masques tribaux que dans une recherche très personnelle, Lanzini fascine par la liberté extravertie de sa production qui tient à la fois de l’artisanat, de la mode, de la sculpture et, à l’occasion, de la performance.
Lectures multiples
Si l’oeuvre de Lanzini frappe d’emblée par sa vitalité jubilatoire, elle se prête aussi à une réflexion très actuelle sur l’individu et son apparence. Le regard de l’artiste enturbanné dans le fatras excentrique et parfois étouffant de ses créations fait-il partie intégrante de l’oeuvre? A quoi, hors du globe oculaire, ressemble le reste du visage? Quel statut donner à ce dernier? Regarder l’autre en face, dans de nombreuses sociétés - les grandes villes occidentales en font partie - tient aussi actuellement du défi. Ne laisser voir que l’oeil peut aussi être perçu comme une protection, une contrainte, un refuge ou une démission. Les visages masqués s’inscrivent aussi dans le questionnement sur le port du voile et sur les diverses législations engendrées par les manifestants non identifiables sous leurs casques, écharpes et autres capuches. Regards cyclopéens, excroissances sauvages, organes asymétriques tout comme les très présentes connotations animales évoquent aussi la normalité et son contraire. Ils mettent le doigt sur une part mutante de l’individu contemporain qui, dégagée de son traitement loufoque, peut aussi être perçue sous l’angle de mutilations, qu’elles proviennent des interventions de la chirurgie esthétique, de manipulations génétiques ou de séquelles des séismes nucléaires. Dans cet espace à risques, jamais, dans son exercice très maîtrisé, Lanzini ne cède aux facilités du grotesque ou du cynisme. Chez lui, la ferveur créatrice et une sublimation de la représentation ’emporte définitivement sur l’exhibitionnisme morbide et la morgue narcissique.
Tricot subversif
Les cagoules de Lanzini s’affirment - hors de tout message pesant et moralisateur - comme de fastueux travaux où le visiteur, aussi libre et dégagé que l’artiste, ne gardera que ce dont il a besoin. Elles recèlent un fort potentiel de légèreté, de pudeur et d’audace. Un regret cependant: les photographies, malgré leur haut niveau, ne donnent qu’un aperçu assez lisse d’une production dont la matérialité avec ses savants assemblages de fibres, ses lumineuses teintures, ses volumes étonnants, doit à coup sûr restituer une dimension démultipliée. Les performances où les vêtements sont portés par des figurants ajoutent sans doute encore à la captation du travail du designer lombard qui présentera son oeuvre lors de la toute proche Gay Pride. En compagnie de BillyBoy* & Lala entourés des passionnées de tous âges issues du Café Tricot de la ville qui présenteront leurs gâteaux de mariages séquencés travaillés à l’aiguille, Aldo Lanzini est attendu aux festivités. Avec peut-être, en prime, dans ce bien gai printemps, une démonstration du très original et attachant maestro crocheteur milanais. l
JEAN-LOUIS MISEREZ
© Le Quotidien Jurassien