INTRODUCTION
Fondation Tanagra, 1er avril 2013
Les maîtres des poupées
Mdvanii a le regard fier des femmes habillées en Schiaparelli, une distance ironique, un pied cambré, des jambes sexy en mouvement, de petits seins fermes, une allure folle. «Mdvanii, c'est moi" dit Billy Boy. " Les femmes utilisent souvent leurs vêtements pour séduire les hommes et, avec Schiaparelli, ça n'est pas le cas. Les femmes sont habillées d'une manière détachée vis-à-vis des hommes, et on les trouve même plus attirantes parce que ce sang-froid apporte quelque chose: les hommes désirent toujours ce qu'ils ne peuvent pas avoir. Schiaparelli est vraiment le "nec plus ultra" de cet esprit et par extension Mdvanii l'est aussi. Elle est aussi le reflet de notre histoire d'amour.» Ils la fabriquent à deux, Billy s'occupant des habits, Lala du maquillage, de la coiffure et des accessoires. Ils en ont créé quelque trois mille depuis 1989. Mdvanii est l'objet d'un culte, elle a ses fans, ses adorateurs, ses suiveurs et aussi ses escrocs.
Isabelle Falconnier
L'HEBDO , 11/9/2007.
"Frocking Life"
L'oeuvre d'Elsa Schiaparelli
par BillyBoy*
A 12 ans, j'ai trouvé au marché aux puces de Paris un étrange chapeau pour quelques centimes. Mon Dieu, c'était un chapeau très étrange! La griffe indiquait "Schiaparelli" et le chapeau, qui ressemblait à un bibi de clown en accordéon avec un insecte cousu dessus, me séduisit tout de suite. De retour à New York, je l'ai ramené chez ma tante à New York, qui m'a expliqué qu'il avait été fait par «cette gentille dame" que j'avais rencontrée quelques années auparavant quand j'étais un enfant.
Je ne peux pas expliquer pourquoi ce chapeau m'avait intrigué de la sorte. Je l'ai porté à mon école Montessori, au grand amusement de la classe. Taquiné et chahuté en classe comme dans la cour, je n'avais pas réalisé qu'il était censé être un chapeau de dame. Je suppose que pour moi c'était aussi naturel et innocent que pour un garçon de mon âge la casquette de base-ball de son équipe: quelque chose de tout à fait normal. Je ne pouvais vraiment pas comprendre pourquoi tout le monde en faisait un telle affaire. Cependant, comme l'œuvre d'art surréaliste qu'il était, ce chapeau n'était pas «juste un chapeau". C'était, bien avant que j'encomprenne le sens, un «objet du désir», un objet fabriqué symbolique qui pouvait être rien et tout à la fois. Un peu comme l'attirance inexplicable et particulièrement forte que j'avais pour mon crayon pastel "Shocking Pink" de la marque Crayola, qui était précieusement rangé dans ma boîte à secrets, laquelle contenait évidemment d'autres choses d'une grande importance pour moi.
Je n'étais encore qu'un gamin et, sans aucun doute, je ne savais pas ce que pouvait représenter ce chapeau si simple et j'étais loin de me douter qu'il serait le début d'une aventure permanente. Comment un tel objet, d'apparence aussi anodine, pouvait susciter une telle rêverie? Pourquoi devait-il soulever autant de questions métaphysiques dans l'esprit d'un petit garçon? Quelle qu'en soit la raison, il fut le déclencheur d'une volonté presque obsessionnelle de rassembler tout ce que je pouvais découvrir sur les créations de cette personne, d'en consigner tous les détails par écrit et plus tard, de rechercher et de rencontrer les gens avec qui elle avait travaillé ou qui l'avaient connue. Dans le livre sur l'extraordinaire collection de maisons de poupées assemblée par mon amie Vivien Greene, Margaret Towner observe avec beaucoup de justesse la réalité du collectionneur (avant l'ère Google) : «Le collectionneur passionné apporte une contribution à la compréhension de l'art et de l'histoire qui n'est pas toujours appréciée à sa juste valeur. Le monde des savants, des musées et des marchands est trop souvent limité par les bornes communément admises de l'exploration, comme ce fut le cas pour le monde classique dit civilisé, au-delà duquel n'étaient que l'océan sans fin et les terres inconnues peuplées de barbares.
Presque toujours le futur collectionneur commence par remarquer quelque chose d'étrange, le plus souvent de peu de valeur ou inconnu, qu'il acquière par curiosité ou tout simplement parce que l'insolite a un charme et un pouvoir d'attraction qui lui sont propres. De l'examen de l'objet, et en essayant d'en savoir plus sur ses origines, son intérêt se trouve accru et il se prend à rechercher d'autres pièces de type similaire dans les boutiques, les marchés, les ventes aux enchères, et parfois même les poubelles des voisins. Ce collecteur éclaireur découvre bientôt qu'il n'existe peu ou pas de livres utiles sur le sujet et qu'il s'avère encore plus difficile d'obtenir des pièces relatives à celui-ci. Interrogés, les marchands, souvent ignorants eux-mêmes, déclarent invariablement pour se justifier : «Il n'y a pas de demande». D'autres personnes, lorsque le sujet est mentionné, répondent: «Oh, nous en avons trouvé dans la vieille maison où la tante Jeanne est morte, mais c'étaient de vieux trucs sales et nous les avons jetés au feu (ou à la poubelle)». Parfois, ce type de réponse décourage le collectionneur et lui donne éventuellement honte de son propre intérêt, de sorte que sa collection devient un trésor secret, caché même aux amis et à la famille. Tôt ou tard, cependant, des personnes ayant le même centre d'intérêt finissent pas se rencontrer, d'une manière ou d'une autre. Ils commencent une correspondance, des réunions sont organisées et peut-être que le collectionneur publiera un article dans un magazine. Une fois qu'une petite exposition aura eu lieu, suivie de nombreuses autres, les marchands, courtiers, commissaires-priseurs et éventuellement des conservateurs de musées et des écrivains populaires sur l'art ou les antiquités finiront par découvrir ce nouveau sujet enrichissant. Beaucoup d'entre eux, négligés, inconnus ou passés de mode, ont été ramenés à la vie de cette manière, du mobilier de l'ère victorienne aux objets usuels en bois sculpté. " (Treen en anglais, NDT).
Pourquoi donc cette première découverte eut autant effet sur moi. je n'ai toujours pas la réponse. Plus de 40 années se sont écoulées depuis et je suis toujours autant étonné et fasciné par le travail d'Elsa Schiaparelli. Comment la vie de quelqu'un peut-elle être consumée par autant de minuscules détails arrachés à l'oubli? Comment l'oeuvre de cette femme parmi tant d'autres peut-elle être encore aujourd'hui pour moi aussi passionnante et provocante? Goethe a dit, "Vous devez choisir entre être le marteau ou l'enclume» et Schiaparelli a toujours été le marteau, celui qui a façonné et imposé sur l'enclume de la mode les formes de sa conception du chic. C'est ce que j'ai voulu exprimer en réunissant la collection de toute une vie et en regroupant pour le public mes connaissances sur des pages et des pages. Depuis ce chapeau et ce qui a suivi, je n'ai cessé d'explorer son histoire et son travail, mon but ayant toujours été d'écrire un livre aussi complet que possible sur sa carrière, réunissant les détails précis de chaque collection et toutes les créations que je pouvais découvrir.
Pour donner une idée de la façon dont les choses ont évolué, je dois dire un mot de mon propre parcours, puisqu'il est indissociable. J'ai quitté la maison de mes parents adoptifs en 1975 et j'ai débarqué à l'Hôtel Chelsea à New York avec de vieilles malles Vuitton remplies de bibelots Art Déco Chiparus et Hagenauer, des peintures de Sonia Delaunay et de constructivistes russes des années 1920 et 1930, de créations du Bauhaus, des céramiques Weiner Werkstätte, des meubles de Paul Frankl et Frank Lloyd Wright, des œuvres de Warhol, des jouets et objets issus de la culture TV et des poupées Barbie vintage, des poupées Kamkins et de Sasha Morgenthaler et déjà à cette époque, une flopée de chapeaux, robes et bijoux de Schiaparelli. Mon groupe éclectique de voisins, dont certains sont devenus des amis proches, incluait Arthur Miller, Christopher Isherwood, la star du punk Sid Vicious et le génial couturier Charles James, aux sautes d'humeurs imprévisibles, dont le fidèle assistant Homer Layne a réalisé pour moi mes premières créations de "Surreal Couture". Le photographe Horst P. Horst passait régulièrement au Chelsea, tout comme William S. Burroughs, qui faisait des parallèles drôles entre ses idées d'écrits psychédéliques et des anecdotes Schiaparelli tout en grignotant des biscuit Stella D'Oro et en zapping les chaînes de télévision. Je me souviens avec nostalgie d'après midis entiers très drôles et quelque peu décousus passés dans ma chambre à l'hôtel Chelsea et sur Saint Mark's Place à New York, à essayer des chapeaux Schiaparelli avec John Holder Jr. plus connu sous le nom de Jackie Curtis, Superstar de Warhol et Morrissey toujours plus ou moins sur le mode "blonde en pleine déglingue".
Grâce à mon propre travail acharné et à une certaine indépendance financière, j'avais les moyens de satisfaire mon inclination pour ces objets du désir. Quand j'étais à New York, j'ai passé des journées entières, passant d'un brocanteur à l'autre de l'Upper West Side au Lower East Side, à chercher (et trouver) d'étonnants vêtements vintage ... notamment de Schiaparelli. Dans la vitrine d'un fleuriste, de tous les endroits imaginables, j'ai trouvé un stock miraculeux de flacons de parfum "Sleeping" de Schiaparelli", en verre soufflé représentant une chandelle sur son bougeoir, avec leur écrins d'origine et même le carton d'expédition et tout. Ils utilisaient les flacons comme soliflores ou les remplissaient de couches de sable coloré, tout simplementet hideux! Dans mon enthousiasme fébrile, il m'est même arrivé de débusquer chez un teinturier sur Madison Avenue des vêtements Schiaparelli non réclamés. J'achetais littéralement des centaines de vieux magazines de mode et de photos.
A Paris, je découvris à mon grand étonnement que les vêtements de haute couture anciens pouvaient se trouver à n'importe quel coin de rue, aux marchés aux puces, chez les vendeurs de «fripes». A peu près n'importe quelle femme du monde d'un certain âge que je pouvais rencontrer était toujours heureuse de me faire plaisir en se débarrassant de vieilleries conservées et oubliées dans un placard ou au grenier. Avant que l'on se mette à les collectionner et les préserver pour des archives ou musées (un mouvement qui a commencé surtout au début des années 1990, donc relativement récent) les vieilles robes de haute couture finissaient invariablement données à la bonne ou à la femme de ménage, à une cousine désargentée qui les transformait au goût du jour avec plus ou moins de succès, ou encore à des écoles pour productions de pièces de théâtre amateur. Bien souvent elles étaient tout simplement jetées ou pire, déchirées en chiffons pour polir l'argenterie!
Collectionner la haute couture française et plus particulièrement Schiaparelli fut dès le départ une activité très solitaire mais toutefois passionnante et pleines de surprises. J'ai rencontré, encore âgé de moins de vingt ans, Beverley Birks, à la fois collectionneuse et marchande spécialisée dans les vêtements anciens, principalement d'avant-guerre et qui devint mon amie. Elle fut la première personne que je connaissais à New York à collectionner sérieusement les tenues, haute couture ou pas, que l'on a appelé un temps "rétro" et à qui on donne globalement aujourd'hui l'appellation "vintage". Elle a reconnu que c'est moi qui lui fit comprendre alors que la mode d'après-guerre était tout autant digne d'intérêt, puisque j'étais passionné pour les deux périodes. Elle possédait une éblouissante cape Schiaparelli à motif feuilles que j'aurais convoitée si j'avais été du genre jaloux. Nous avons souvent discuté le génie du drapé chez Schiap et toutes les innovations techniques que j'apprécie tant dans son travail. Elle trouvait aussi que d'une façon étrange, je ressemblais vraiment à Schiap.
Tels étaient les jours, à New York, où il m'arrivait parfois de porter quelque chose de Schiaparelli au Mudd Club, et de converser avec des artistes et des musiciens, comme Klaus Nomi, Joey Arias, Robert Mapplethorpe, Nico, Mimi Gross, Kenny Scharf, Keith Haring, Arthur Tress et bien d'autres. De retour à Park Avenue je pouvais également fréquenter l'élite de la mode de New York à l'époque, y compris Koos van den Akker, Halston, Perry Ellis et plus tard Stephen Sprouse.
Encore adolescent, j'ai ouvert ma propre maison de couture chez moi à Park Avenue nommée Surreal Couture, sont le nom était un hommage direct aux créations surréalistes de Schiaparelli. Je fus encouragé dans ma démarche par Diana Vreeland qui me prit sous son aile et qui a accueilli une partie importante de mon travail de ces années là dans la collection permanente du Costume Institute au Metropolitan Museum Costume où elle peut être consultée aujourd'hui. Paul Ettesvold du Costume Institute et la très cultivée Jean Druesedow (qui est maintenant à la tête du Kent State University Museum dans l'Ohio) m'ont permis d'examiner les chefs-d'œuvre qui avaient échappé à ma manie personnelle de collection. Mon très bon ami Calvin Churchman, à l'époque directeur de Fiorucci, m'a donné ma première exposition et m'a encouragé sans cesse dans ma quête Schiaparelli et m'a poussé à écrire mes expériences et mes découvertes historiques. C'était un ami à qui j'étais entièrement dévoué et c'est lui qui m'a fait comprendre que je devais vraiment foncer la tête dans le guidon si je voulais vraiment un jour faire quelque chose d'exceptionnel à documenter le travail de Schiaparelli. Il m'a fait réaliser que ce n'était pas juste de les acheter qui comptait, mais de parfaitement comprendre leur contexte social, historique et artistique, de m'en imprégner et d'absorber leur essence même. Il m'a aussi dit qu'il fallait absolument que je sois clair dans mon discours sur ce sujet, car si j'avais tendance à vivre dans ce qu'on appelle le flou artistique, mon écriture ne devait pas s'en ressentir, ce qui était loin d'être facile.
En 1980, j'avais vingt ans, et malgré le fait que pour pas mal de gens j'étais l'équivalent d'un ovni planant à 15 milles, j'avais déjà ma rumeur et une certaine réputation en tant que designer, artiste et collectionneur. Je fus contacté par Dorothée Lalanne, fille du sculpteur François-Xavier Lalanne, (qui devint bientôt une amie intime) et qui venait d'être nommée rédactrice en chef de l'éphémère magasine Vogue Beauté des publications Condé Nast. Elle voulait faire le premier dossier depuis de nombreuses années sur Schiaparelli et avait entendu parler de moi. J'étais déja régulièrement contacté en tant que consultant pour des musées, ce que je faisais toujours gracieusement. C'était flatteur pour le jeune homme que j'étais de recevoir des lettres (hé oui, il n'y avait pas d'email à l'époque!) comme par exemple de Christian Derouet, conservateur du Centre Georges Pompidou à Paris, qui était intéressé par ma collection de Schiaparelli et d'objets relatifs au décorateur Jean-Michel Frank (pas même encore redevenu à la mode): «Il est parfaitement naturel que nous nous tournons vers vous, avez réuni une magnifique collection de créations de Elsa Schiaparelli en connaisseur éclairé ».
Parallèlement, j'avais ma vie à Londres, où souvent je séjournais à l'Hôtel Savoy, et au Ritz avant de m'en faire jeter parce que j'avais dit en blaguant dans la presse que déjeuner au Ritz était comme être dans la salle à manger de première classe duTitanic (j'aimais le luxe des hôtels car je peux à peine faire cuire un oeuf ou faire quoi que ce soit de pratique, et les hôtels me semblaient un bien meilleur endroit pour vivre que mon appartement encombré). Mais bien que vivant dans ce contexte pittoresque de grands hôtels toujours quelque peu désuets, je finissais toujours par remplir ma chambre de trouvailles dénichées à Portebello, où se trouve d'ailleurs la maison que Schiaparelli ouvrit à Londres dans les années 1930. A Londres je rencontrai un large éventail d'artistes, de Francis Bacon à Duggie Fields, Gilbert et George, le poète David Robilliard, les créatrices de mode Zandra Rhodes, Judy Blame et Barbara Hulanicki (qui créa Biba), les créateurs Scott Crolla, John Galliano et l'équipe BodyMap (Stevie Stewart, une jeune fille charmante, posa pour la presse britannique dans le manteau brodé de Schiaparelli qui atteint un record lorsque je l'ai acheté chez Christie's, Londres). Il y eut aussi Manolo Blahnik et l'extraordinaire John Moore, deux chausseurs très talentueux, et bien d'autres. Ma très chère amie Carol Lister, qui a nous a donné donné à Lala et moi la première exposition de notre poupée Mdvanii chez Liberty of London et qui a remporté un très grand succès, m'accompagnait souvent dans tout Portobello Road et le moindre tous les bric-à-brac de l'East au West End de Londres et les faubourgs de pas mal de villes d'Angleterre, comme Brighton dans le Sussex, dans ma quête sans fin Schiaparelli (je trouvais souvens bien d'autres choses mais c'est une autre histoire). Nous en rions encore à ce jour, Lala, Carol et moi, en se rappelant ces folles errances, de brocantes en marchés aux puces avec cette constante fatalité de trouver des choses, encore plus de choses.
Certaines des personnes que j'ai rencontrées étaient presque aussi fascinées par Schiaparelli que moi, comme l'ex-punk Vivienne Westwood, qui s'auto-proclamait volontiers héritière spirituelle de Schiaparelli, une prétention qui m'avait quelque peu surpris. Peut-être qu'elle aspirait à atteindre son génie, et bien que j'aimais beaucoup porter ses vêtements dont j'admirais l'audace et dont je fus, ainsi que pour le jeune Galliano, le passeur convaincu (tenues que j'achetais toutes scrupuleusement), je pensais que cela n'avait rien à voir. Quand je fus nommé «L'Homme de l'Année» (Man of the Year) en Angleterre en 1986, ce n'était pas seulement à cause de mes créations artistiques et de mes bijoux, alors bien établis et très à la mode, mais aussi notamment à cause de ma manie Schiaparelli qui semblait captiver la presse britannique. Je dois faire remarquer cependant que parmi tous les nouveaux vêtements de créateurs que j'avais dans ma garde-robe à l'époque, je n'ai choisi de porter les dernières créations Vivienne Westwood sur les photos de presse des articles concernant ce titre honorifique.
Décidément attiré par la ville de la mode, je décidai de m'installer définitivement à Paris en 1980. Quand je suis descendu du Concorde, j'ai eu la surprise d'être accueilli par les journaux et les équipes de télévision. Le journal Libération a fait un article d'une page sur mon obsession de Schiaparelli, et le magazine branché Actuel m'a consacré tout un reportage (m'ayant suivi jusqu'à Palma de Majorque où j'avais rencontré Erté) et me présentant comme l'inventeur du nouveau baroque sous le titre "Enfin un jeune homme normal". Considérant ce qualificatif clin-d'oeil, je suppose qu'on pourrait dire que j'avais déjà parcouru un sacré chemin depuis le jour où l'on s'était moqué de moi à l'école pour avoir porté un chapeau de femme. Je pensais à l'époque que mes propres créations rendaient à leur façon un hommage au travail de Schiaparelli et, en même temps, je me faisais son passeur en quelque sorte, ce qui m'ouvrait encore plus de portes pour mes recherches. Naturellement, la couverture médiatique que j''avais était un grand démarreur de conversation lors des soirées et des fêtes et souvent ma conversation préférée portait évidemment sur le travail de Schiaparelli. Les soirées mondaines prenaient un tout autre intérêt lorsque, de la manière la plus inattendue, je rencontrais une personne qui pouvait m'apprendre quelque chose sur ce sujet que j'ignorais
Peu de temps après, j'ai rencontré Jean-Pierre Lestrade, alias Lala, lui-même artiste et auteur compositeur interprète, qui devint presque aussitôt le compagnon de ma vie et finalement, mon compagnon devant la loi. Nous avons ouvert un atelier intitulé «Surreal Bijoux", qui s'est trouvé comme par hasard au 6 rue de la Paix, littéralement la porte à coté de l'endroit où Schiap avait commencé sa propre carrière puisqu'elle avait ouvert Schiaparelli Pour le Sport au N 4. Les bijoux fantaisie que nous inventions, qui furent lancés à New York par un article du New York Times sous le titre "BillyBoy* invents Cartoon Chanel", rendaient surtout un hommage appuyé à l'esprit de Schiaparelli. Ce nouveau style, mélangeant pop culture et haute couture, qui fut mon invention propre, fut salué - et éventuellement copié- dans le monde entier, et reçut une couverture presse extraordinaire. Mes bijoux se retrouvent aujourd'hui dans de nombreuses anthologies sur la mode, dans les collections de musées, et chaque fois que je l'ai pu, j'ai toujours rendu hommage à l'influence de Schiaparelli sur mon propre travail.
Les Surreal Bijoux et la visibilité nouvelle donnée à Schiap ne furent pas étrangères à la tendance surréaliste qui influença une grande partie de la mode des années 1980, surtout pour les accessoires, du chapeau "Chaise" de Karl Lagerfeld aux chaussures de Pierre Cardin inspirés par Magritte avec doigts de pieds moulés dans le cuir (et que j'ai portées le premier). Apparemment, j'avais remis la sensibilité artistique de Schiaparelli de retour sur la carte de la mode. Mais je savais qu'il y avait de la méthode dans mon délire apparent. En tant qu'artiste, je sentais que ma passion pour Schiaparelli ne faiblissait pas le moindre du monde. En m'exprimant dans les domaines artistiques et la mode, j'étais arrivé au point de comprendre dans une certaine mesure ce qui pouvait l'avoir motivée dans son surprenant travail.
En 1984, le Musée Galliéra en collaboration avec la Ville de Paris a présenté l'exposition "Hommage à Elsa Schiaparelli", largement basée sur mon initiative et ma collection. Cette exposition reçut une couverture médiatique considérable et eut un impact quasi immédiat sur la mode mondiale. Soudain, le rose Shocking - invention de Schiaparelli - était devenu LA couleur, non seulement à Paris, mais de la Septième Avenue à New York à High Street à Londres. L'exposition de Paris donna l'impulsion à mon regretté ami Stephen de Pietri, (alors conservateur du musée Yves Saint Laurent en devenir), pour l'exposition de 1987 intitulée "La mode et le Surréalisme" au Fashion Institute of Technology de New York, lequel comportait également des pièces de ma collection Schiaparelli ainsi que mes propres créations. Ma collection de haute couture - qui ne s'arrête pas à Schiaparelli - est aujourd'hui en prêt permanent à la Fondation Tanagra, organisation culturelle à but non lucratif que j'ai fondée en Suisse avec Lala en 1997. Certaines pièces historiques de haute couture de ma collection ont été exposées dans de nombreuses expositions à travers le monde, dans des musées tels que le Victoria and Albert Museum, à Londres, Le Musée Galliera et le Musée du Louvre à Paris aux Cours Mont-Royal à Montréal, et au Musée de Kyoto au Japon. A cette époque, je rencontrai des personnalités comme Françoise Sagan et plus tard, ma voisine à Trouville, Marguerite Duras qui me donnèrent, par leurs impressions poétiques de Schiaparelli, une approche littéraire de son œuvre.
Je fus pendant un temps très accaparé par le phénoménal succès de mon travail sur la poupée Barbie, à laquelle j'ai consacré en 1987 le premier livre sociologique du genre dédié à une poupée de mode: "Barbie: Her Life and Times" (Barbie sa vie, son époque) qui fut un best seller. L'aventure avait commencée pour le public par l'exposition du Nouveau Théâtre de la Mode de BillyBoy* avec mes poupées Barbie habillées en haute couture et créateurs, laquelle fit le tour de France en TGV puis fit de même aux USA. Mais Schiaparelli restait parallèlement l'inspiration de ma vie. En de nombreuses occasions particulières je recevais un signe étrange de sa part, comme surgi de l'au delà (ou qui semblait vraiment l'être!). On eût dit que chaque fois, le jour de mon anniversaire, il fallait que je trouve quelque chose de Schiaparelli: je ne le cherchais même pas, il me sautait pratiquement dessus. Le jour précédent mon départ définitif de New York pour Paris, j'ai trouvé un compact signé Schiaparelli dans la rue. (Non, pas le fameux en forme de cadran téléphonique... c'était celui avec une petite fée jonglant avec des bouteilles de parfum). Il y a quelques années encore, un dimanche ensoleillé de printemps, mon amie artiste Sylvie Fleury et moi roulions dans sa Porsche vers une brocante à Payerne en Suisse, lorsque de sa main délicatement baguée, elle me tendit en cadeau un miroir utilisé avant-guerre pour un présentoir de parfum Schiaparelli, objet qu'elle avait gardé pendant plus de seize ans sur sa table de toilette avant de finalement me l'offrir. Une fois de plus, je pris cela comme un geste significatif. Bien sûr, c'était un signe d'amitié de Sylvie, dont l'estime m'est très chère, et aussi un signe que mes réflexions me renvoient une lumière positive. N'est il pas agréable de penser que Schiaparelli en quelque sorte m'encourageait une fois de plus dans ma quête spirituelle?
La maison Schiaparelli place Vendôme, alors inactive, me contacta à plusieurs reprises, de la fin des années 1970 aux années 1980 pour me proposer de créer de nouvelles collections. À la grande surprise de Gogo Schiaparelli, sa propre fille, j'ai décliné l'offre. Alors que j'aimais passionnément Schiaparelli - et selon beaucoup de gens je lui ressemblais même physiquement, je n'ai jamais voulu être Schiap, et surtout pas prétendre lui succéder. Cependant, j'ai accepté avec plaisir le défi de mettre les documents Schiaparelli dans l'ordre. Le travail que j'ai effectué, compulsant des archives poussiéreuses pendant des mois, a fourni de solides fondations pour ce livre. Je n'avais qu'à remercier ma bonne étoile pour cette incroyable opportunité!
Ma chère amie Bettina Bergery, une des femmes les plus exquises et fascinantes que j'ai rencontrées, fut pour moi une source inépuisable d'anecdotes sur les débuts du Schiap, dont elle fut en quelque sorte la muse, le mannequin mondain et le public relation de génie. De par sa position sociale (elle était l'épouse de Gaston Bergery, homme politique et ambassadeur) elle était de toutes les soirées, aussi bien dans la haute société que dans les derniers endroits à la mode comme le Boeuf sur le Toit, où ses tenues Schiaparelli faisaient toujours sensation. De fait, elle connaissait aussi bien le devant de la scène que ce qui se passait en coulisses. Ses carnets et journaux, qu'elle m'a confiés avant sa mort, sont remplis d'anecdotes inestimables valent à eux seuls le sujet d'un livre. C'était Bettina qui a apporté des artistes comme Salvador Dali et Jean Cocteau dans le monde de Schiaparelli. N'était-ce pas encore elle, excentrique jusqu'au bout des ongles avec naturel prodigieusement élégant, qui qui eut l'idée d'habiller ses petits singes ouistitis, nommés Pouchka, Riki et Big Mama, dans des versions miniatures de ses propres tenues Schiaparelli haute couture? Cette hilarante toquade ravit le Tout-Paris et fut considérée comme le nec plus ultra du chic surréaliste. Tant et si bien qu'aux USA, le couturier Adrian attitré de Hollywood et le cinéaste George Cukor, qui connaissait personnellement Bettina, reprirent cette singerie surréaliste à leur compte dans le film The Women de 1939, basé sur la fameuse pièce à succès de Clare Luce Booth. Basé sur le jeu de Clare Booth Luce: on y voit une séquence de mode venue de Paris qui est une parodie complète de Schiaparelli où des petits singes portent les mêmes tenues que les mannequins. "Et maintenant, musique!".
Yvonne Deslandres, qui a fondé au musée du Louvre L'Union Française des Arts du Costume, me considérait comme son «fils spirituel» quand je l'ai rencontrée vers la fin des années 1970. Dans une lettre qu'elle m'a écrite en 1986 et dit «Quand vous êtes entré dans la pièce, coiffé d'un chapeau Schiaparelli, d'un costume, et paré de bijoux, aussi bizarre et ambigu que cela était, j'ai su dès le moment où vous vous êtes présenté que vous étiez, sous le personnage artistique, un vrai savant ". Elle m'a donné un accès précieux à la collection du musée du Louvre des propres albums de Schiaparelli contenant les croquis de Drian, des échantillons de tissus et de broderies et bien sûr, les vêtements eux-mêmes. Je n'ai jamais oublié commentaire Yvonne Deslandres sur l'évolution de la conception Schiaparelli: "Chaque année est un chef-d'œuvre, vous pouvez y lire toute l'histoire de l'Europe".
Je pris très tôt l'habitude d'enregistrer les interviews des personnes que j'interrogeais, amis et connaissances, et, dans le cas contraire, j'ai toujours consigné, par écrit, les conversations dans mes journaux personnels presque mot pour mot, souvent griffonnés sur un calepin que j'avais toujours sur moi. Ainsi, j'ai pu réunir une somme importante d'informations et d'anecdotes sur Schiap, de contemporains comme Madame Grès (souvent dans son salon ou autour d'une table dans notre café local de la rue de la Paix), ma très proche et ô combien précieuse amie Bettina Graziani, the kings of fashion in Paris, Yves Saint Laurent and Pierre Bergé, René Gruau, André Courrèges, Philippe Venet, Hubert de Givenchy, (c'était généralement autour de la table de la cuisine de Bettina à ses dîners informels qu'il disait des choses passionnantes), Roger Vivier, Perrine de Wilde et Colin Poiret, (la fille et le fils de Paul Poiret) et même des couturières et tricoteuses des ateliers de Schiap à Paris. Eliane Bonabel et André Beaurepaire, deux des participants au Petit Théâtre de la Mode de 1945, m'ont apporté une aide précieuse en ce qui concerne les années de guerre de Schiaparelli. Je rencontrai de nouvelles personnalités-clés de sa carrière, Salvador Dali et Gala, Diego Giacometti, Cecil Beaton, le comte Henri de Beaumont, Sonia Delaunay, Jean Schlumberger et Leonor Fini, qui tous ont parlé de leur collaboration avec Schiap. Arletty, Marlène Dietrich, Bette Davis, la duchesse de Windsor, Lauren Bacall, qui ont toutes porté Schiaparelli me firent part de leurs impressions. D'autres hommes encore, le coiffeur magnifique Alexandre de Paris, Gregory Peck, Cary Grant et l'exquis Gene Kelly -m'ont également honorés d'opinions sur Schiap. Même en tant qu'invité de l'ambassade britannique à Moscou en 1987, j'ai donné des conférences sur Schiaparelli à un public d'épouses d'ambassadeurs. J'ai pu rencontrer Zeitzev, alors le seul grand couturier de Russie - à qui j'ai offert un flacon de parfum «Shocking» en gage de camaraderie internationale. Je me sentais parfois comme le propre ambassadeur personnel de Schiaparelli! Mais en réalité, je tenais le plus souvent du secrétaire dévouée, de l'humble serviteur, de scribe méticuleux et de moujik épuisé! Méphistophélès, dans Faust, déclare: "Ô prétendant suprasensuel, une femme te mène par le bout du nez!», et dans mon cas, c'était on ne peut plus vrai.
Toute ma vie, j'ai suivi le fil invisible reliant une robe de Schiaparelli à l'autre, un bouton de Schlumberger en forme de serpent à un chapeau Schiap garni de carottes, d'une réunion fortuite et surprenante à une autre histoire incroyable. Chaque chose, chaque petit élément semble annoncer un détail nouveau sur la vision esthétique de cette femme que j'ai sincèrement essayé de décrire pour la postérité. Grâce à l'excentrique Denise Sarrault, qui fut une un mannequin d'une remarquable beauté, je fis la connaissance du photographe Robert Doisneau qui a fait un portrait de moi à la brasserie La Coupole, portant une tenue de Issey Miyake attablé devant une glace au chocolat. De cette rencontre advint son premier tournage de mode en couleur car il photographia sur des modèles mes Schiaparelli dans le somptueux décor de Musée d'Art Moderne à Paris. Quel honneur! Plus j'avais de presse sur ma collection, plus de portes s'ouvraient pour moi et pour mes recherches. Tout semblait avoir un sens... tous ces artistes, photographes, ouvrières d'atelier, célébrités et personnes mondaines, rendirent à ce sujet une signification exceptionnelle.
Ces significations - et ses sens cachés - des créations de Schiaparelli nourrissent encore mon imagination. Je peux voir, et j'espère réussir à partager ce sentiment - dans son travail entre 1927 et 1954, et même dans ses parfums et les créations boutique qu'elle continua jusqu'à sa mort t dans les années 1970 - son sens parfait du timing en phase avec chaque époque . En dépit de sa réputation non usurpée d'avant-garde et de visionnaire, elle avait une conscience aiguë des besoins des femmes de son temps et mon Dieu, comme elle sut en faire de magnifique visions de glamour pur! Elle a changé la façon dont les femmes sont perçues, et la façon dont l'acte de séduction a été perçu. Jusque dans les moindres détails, les vêtements peuvent parler sans cesse de tant d'autres choses. e cours de l'histoire eût-il été le même si le chapeau chaussure n'avait pas été inventé par elle? J'ai essayé d'écrire tout cela, et d'y apporter un certain ordre, en y incluant le plus grand nombre possible d'anecdotes pertinentes.
Je ne peux bien sûr mettre qu'une fraction de ce que j'ai appris et rassemblé au cours de toutes ses années, près de quarante années qui me font l'effet de plusieurs vies. J'espère avoir fait bon usage de toutes ces marques d'amitié et de la générosité dont j'ai été comblé et que j'ai réussi à transmettre ma passion pour faire mieux connaître l'extraordinaire carrière qu'à été celle d'Elsa Schiaparelli. Ce serait pour moi faire honneur à tous ceux qui m'ont aidé, qui ont été nombreux. Là où Schiaparelli, qui fut, avec Paul Poiret, l'une des premières créatrices à inviter les Beaux-Arts dans la mode et à faire de la séduction sexuelle un leitmotiv, a donné pour titre à son autobiographie "Shocking Life" ("La vie Shocking"), comment pouvais-je résister à donner à ma contribution saluant le travail et la vie d'une créatrice aussi surréaliste, follement chic et inventive, par ce jeu de mots qui résume ce qu'elle fit à la perfection: "Frocking Life", c'est à dire habiller la vie de robes imparables.
BillyBoy * - Janvier, 2005
Traduit de l'anglais par Lala J.P Lestrade
«L'éternel féminin nous tire en avant» - Goethe
"Pour être irremplaçable, il faut toujours être différent». - Coco Chanel